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33. On board (5)




dimanche 9 juin


9h30. Une navette italienne est bord à bord avec l'Ocean Viking. Nous sommes à quelques encablures de Lampedusa. Ce sont les gardes-côtes italiens qui viennent récupérer le corps que nous avons recueilli en mer hier matin. Les uniformes, le drapeau italien, la typographie bleue sur fond blanc, les signes devenus glaçants d'une autorité responsable de tant de morts, la représentation d'un État qui vient de nous assigner un port de débarquement, Marina de Carrara (quel nom sucré pour autant de douleur), situé à 1 000 km au nord, nous imposant de laisser derrière nous tant de vies. Un haut-le-cœur, je rentre me faire un café préférant ne pas assister à la scène du transfert du corps de cet homme à certains de ses assassins. Je me réfugie dans la salle de l'équipe de communication où j'écris ces lignes, déposant quelques mots pour me souvenir de ce dégoût matinal, et noter que s'ouvrent à cet instant précis, concordance des sombres temps, les bureaux de vote en Europe. Quelques minutes plus tard reviennent dans la pièce Alisha et Tess qui ont vécu la scène jusqu'à son dénouement. Elles sont bouleversées. Elles racontent la douceur des garde-côtes, leur tristesse sincère, les « cœurs avec les mains » qu'ils viennent d'adresser à l'équipage de l'Ocean Viking à leur départ. Elles racontent tout ce que mon regard hâtif, contaminé par un prêt-à-penser et donc sans attention, n'a pas su considérer. Nous décrivons si mal ce qui a lieu. Nous sommes bien plus nombreux que nous ne cessons de l'affirmer. Pendant ce temps, les Européens commencent à voter, et les droites radicales à s'installer.



Nous sommes partis d'Ancona, bien au nord de l'Adriatique, il y a une semaine exactement. L'Ocean Viking était au port, de retour d'une rotation. Ne connaissant ni l'heure exacte ni le chemin pour le rejoindre, je m'étais approché autant que possible et patientais dans l'attente d'un signe de l'équipage au beau milieu du Lazzaretto d'Ancona, impressionnante construction pentagonale du 18e siècle donnant sur la zone portuaire. Un homme traverse la cour, je devine qu'il travaille dans ces lieux devenus musée et théâtre. Je lui demande comment accéder aux navires, lui indiquant la direction de celui qu'il me faut rejoindre. Il pense que je suis client d'une croisière, m'indique le tout autre bout du port. Je dois lui préciser alors : il me faut monter à bord du navire de sauvetage qui est amarré juste derrière. « L'Ocean Viking ! » s'exclame-t-il. Il pose quasiment un genou à terre, me fait un sourire les larmes aux yeux, me signifie combien il est honoré de la présence de ce navire à Ancona. Il me raconte l'histoire de ce lieu où nous nous trouvons : bâtiment de quarantaine pour pestiférés, on y enfermait les personnes malades venues de toutes parts ; on plaçait les plus atteints au dernier étage ; au fur et à mesure de leur rétablissement, on les faisait descendre, jusqu'à permettre à certains de rejoindre la ville par le chemin que j'avais emprunté pour venir jusque là. « Pour rejoindre l'Ocean Viking tu dois prendre le chemin inverse, rejoindre les pestiférés ! ». Puis il me raconte les personnes migrantes débarquées ici ces derniers mois, les bus et parfois même les camions dans lesquels on les fait monter pour les conduire on ne sait où. Il me raconte celles et ceux qui s'échappent, et comment avec un groupe conséquent de personnes à Ancona ils s'organisent pour héberger, soigner, soutenir, orienter. « Je suis très impressionné de te rencontrer ! » lance-t-il trois fois. Devant tout cet enthousiasme, je dois lui préciser que je ne suis pas un sauveteur, mais seulement un membre d'un collectif d'architectes qui vient travailler une dizaine de jours à bord pour concevoir d'éventuels futurs navires. Mais je lui assure : « Je transmettrai ton message d'amitié aux membres de l'équipage ». Il me demande de l'attendre une minute, s'échappe et revient avec deux collègues qui me prennent dans leurs bras puis me confient une carte postale à offrir à l'équipage. Au recto, un dessin du Lazzaretto. Au verso, quelques mots qu'ils viennent d'écrire : « From Ancona with love ». Nous décrivons si mal ce qui a lieu. Nous sommes bien plus nombreux que nous ne cessons de l'affirmer. Pendant ce temps, les Européens continuent de voter, et les droites radicales de s'installer.



La question migratoire est donc devenue la matrice de ces élections européennes, celle autour de laquelle les forces politiques se sont organisées. Face au déferlement de haine désormais constitué en proposition politique majeure, tout ce que le continent connaît d'oppositions dites humanistes ne sait offrir mieux que des sermons. « Accueillir ces personnes migrantes est un devoir moral, un impératif dicté par nos principes les plus fondamentaux ». Voici ce que l'on répète à nos contemporains qui par dizaines de millions sont en ce moment précis en train de conduire les droites les plus radicales aux commandes. Comment croire encore que ces leçons proférées mâchoires serrées puissent modifier la donne ? Comment croire encore que la culpabilité puisse inspirer l'Europe entière et lui faire accoucher d'une politique respirable enfin ? Comment croire que c'est en assommant un peuple qu'on parviendra à l'animer ? Ce soir, le constat est implacable : tout ce que nous possédons d'arguments moraux, de colères hurlées, d'images du désastre placardées, d'indignation ressassée n'aura empêché en rien les résultats catastrophiques qui se préparent. À bord de l'Ocean Viking, tout parle tout autrement : le soin et l'attention, les sourires constants, la manière presqu'amoureuse de dresser un petit déjeuner réjouissant, l'écoute inlassable, les poignets de main soutenues, les chants et les danses partagées, rien de ce qui a lieu sur ce pont ne porte la marque d'une charge à laquelle il faudrait se plier. Les membres de l'équipage ne sont pas en train de s'acquitter d'une dette, de consentir à un effort : ils font l'hospitalité vive et rayonnante, trouvant sans aucun doute ici-même, au cœur de ces relations nouées en haute mer, des forces et des convictions inouïes. Rien ne ressemble ici à une besogne, et malgré la douleur, malgré l'immense fatigue, malgré la colère, on tient ici un secret qu'il nous faut collectivement urgemment décrire, divulguer, traduire en politique, à savoir qu'accueillir n'est pas un fardeau, mais un art retentissant. C'est ce qui nous conduit depuis quatre ans, avec le PEROU, à conduire une instruction visant à faire reconnaître ces gestes de l'hospitalité vive au Patrimoine culturel immatériel de l'humanité : ces actes sont un trésor non encore repéré comme tel ; ils constituent une politique culturelle cruciale pour nos lendemains. J'ai emporté avec moi à bord de l'Ocean Viking une plaque de l'UNESCO, offerte à l'équipage, confectionnée par anticipation en typographie gravée noire sur fond doré, plaque qui dit en substance à ces sauveteurs et soignants : vos gestes de sauvetage et de soin ont la beauté et la portée d'un héritage majuscule qu'il nous faut soutenir et transmettre aux générations futures. Nous décrivons si mal ce qui a lieu. Nous sommes bien plus puissants que nous ne cessons de l'affirmer. Les Européens ont fini de voter, en nombre semble-t-il, et les droites radicales vont donc pouvoir commencer à s'installer.



Changer d'affects, reconsidérer le ton de nos adresses, imaginer de tout autres mots et images, placer des formes radicalement nouvelles entre nous : c'est bien d'art dont il s'agit, pour faire lever d'autres positions politiques que celles accablantes et accablées que ce soir nous allons découvrir. Tant d'images nous manquent de la beauté de cet équipage de l'Ocean Viking, de la finesse de sa science, de l'intelligence de son organisation, de l'intensité du regard que chacune et chacun ici-même porte sur l'horizon, sur l'inconnu. Tant d'images nous manquent du sourire de ces jeunes gens, de l'époustouflante ferveur qui les anime, de leur croyance en une Europe extraordinairement belle, de leurs convictions si hautes qu'elles leur ont fait traverser les déserts et les mers. Tant d'images nous manquent de ce qui déraisonne et anime, de la splendeur des rêves, et des gestes concrets de leur réalisation. Ce sont ces gestes, ces regards, ces danses, ces chants, qui devraient d'abord faire la forme de nos œuvres, agissantes nécessairement, tel le Navire Avenir dessiné depuis cet horizon de splendeur. Ce sont ces gestes, ces regards, ces danses, ces chants, qui devraient faire le fond de nos programmes politiques : non des sermons, mais des actes ; non des menaces, mais des lueurs. Tout sans doute peut rester faux, insensé, et anéanti par la réalité puisque tous les plateaux télévisés ce soir sans doute nous l'enseignent. Mais loin des écrans, à ce moment précis où les "résultats tombent" comme on dit, je contemple trois pakistanais jouer des percussions et danser sur le pont, portés par l'Ocean Viking et l'idée d'une Europe accueillante enfin. Où se trouve la vérité ? Qui pour dire à ces hommes qu'ils ont tort, et que tous leurs efforts auront été vains ? Qui pour oser croire qu'ils ont raison, et pour oser penser que nos cris d'orfraie ce soir sont indécents ? Un peu plus tard, Justine propose un jeu aux rescapés : une large bassine, chacun à quelques mètres pour, à tour de rôle, lancer un gilet de sauvetage afin de le faire tomber dans la bassine. Franc succès. Je me positionne derrière la bassine, face aux lanceurs, avec mon appareil photo. À l'image, je vois 64 rescapés qui nous lancent à leur tour des gilets de sauvetage. Et bientôt nous sauvent peut-être.






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